Une gigantesque machination dont l’objectif était de contourner les taxes à l’importation américaines sur un chargement de métal chinois a été en partie orchestrée depuis la Suisse. Enquête
Début 2010, les Etats-Unis sont inondés par des tuyaux, des tiges et des panneaux en aluminium bon marché en provenance de Chine. Soupçonnant une instance de dumping, le Département américain du commerce impose une taxe de 374% sur l’importation de ces pièces. Il vise tout particulièrement China Zhongwang, une entreprise chinoise qui domine la fabrication de ces composants, appelés extrusions. Elle est dirigée par Liu Zhongtian, un Chinois dont la fortune est estimée à 2,8 milliards de dollars.
Au même moment, le Taïwanais Eric Shen Po-Chi crée une entreprise au Mexique, Aluminicaste Fundicion de Mexico, et acquiert un terrain à San Jose Iturbide, une bourgade à 500 kilomètres de la frontière avec le Texas. Entre 2010 et 2013, ce site se fera livrer 2 millions de tonnes d’extrusions, soit environ 6% des réserves mondiales.
Deux sociétés suisses mises en cause
Le métal provient de Chine et est vendu à Aluminicaste par GT88, une société de trading établie par Eric Shen à Singapour. Celle-ci est détenue à 100% par Eighty Eight Investments, une holding créée par le Taïwanais en juin 2010 dont le siège est à Pfäffikon (SZ). Elle compte parmi ses administrateurs Tobias Rohner, un spécialiste de la fiscalité internationale, et l’avocat zurichois Thomas Koch.
Eighty Eight Investments et une seconde entité helvétique, Grand Provenance Holding, fondée en même temps par Eric Shen et hébergée à l’adresse de Thomas Koch, devaient fournir des prêts à Aluminicaste pour la construction d’une usine à San Jose Iturbide, devisée à 200 millions de dollars, selon un proche du dossier. Celle-ci aurait fait fondre les extrusions pour les transformer en aluminium brut. «En échange de ces lignes de crédit, les deux sociétés suisses auraient touché des parts dans l’usine», précise-t-il.
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Transformer de l’aluminium chinois au Mexique
L’objectif derrière ce montage était d’exporter l’aluminium aux Etats-Unis en le faisant passer pour du métal mexicain et non chinois, grâce au processus de transformation effectué à San Jose Iturbide, explique Jeff Henderson, le président de l’Aluminum Extruders Council, un groupe américain. «Cela aurait permis de contourner les taxes américaines à l’importation», juge-t-il.
Liu Zhongtian, le patron de China Zhongwang, nie être lié à cette machination. «Liu Zhongtian n’a rien à voir avec les entreprises suisses Eighty Eight Investments et Grand Provenance Holding», précise son avocat Michael Paul Bowen, dans une lettre. Pourtant, tout le désigne comme la tête pensante de ce montage.
Liu Zhongtian a fait la connaissance d’Eric Shen par l’entremise de son fils, Liu Zuopeng. «Ils ont entretenu une proche relation d’affaires durant des années, relève un bon connaisseur du dossier. Eric Shen est devenu son homme à tout faire.» Il y a d’autres liens entre les deux hommes. En 2008, Scuderia Capital, une entreprise appartenant à Eric Shen, a prêté 200 millions de dollars à China Zhongwang, selon un document publié par la firme chinoise. En 2013, Liu Zuopeng a été nommé directeur d’Aluminicaste.
Retraite en Suisse envisagée
Un e-mail rédigé par un avocat texan à l’intention de l’établissement genevois Banque Heritage, qui demandait plus d’informations sur le bénéficiaire réel des deux entités suisses en vue de leur ouvrir des comptes, indique qu’il s’agit de Liu Zhongtian. Le message précise que ce dernier envisagerait de prendre sa retraite en Suisse et que les profits générés par la vente de l’aluminium entreposé au Mexique lui serviraient de fonds de pension.
Mais rien ne s’est passé comme prévu. «Aux Etats-Unis, personne ne voulait acheter les stocks d’Aluminicaste car tout le monde savait qu’ils venaient de China Zhongwang et cette entreprise était considérée comme l’ennemi numéro un», note Jeff Henderson. Autour de 2014, Eric Shen et Liu Zhongtian ont eu une grosse dispute. Charles Pok, un avocat de Liu Zhongtian, a remplacé le Taïwanais à la tête des deux entités suisses début 2015 et les a mises en liquidation.
Nombreuses actions en justice
Plusieurs procès, actuellement en cours à Londres, au Texas et en Californie, accusent Eric Shen d’avoir détourné une partie des fonds qui devaient servir à financer l’usine de San Jose Iturbide. Avec cet argent, il aurait acheté des propriétés de luxe, un jet privé, des diamants rouges et des voitures de collection. L’un de ces véhicules, une Ferrari 250 GTO Berlinetta qui vaut environ 32 millions de dollars, lui a été vendu par l’horloger romand Jean-Pierre Slavic.
Quant à l’aluminium entreposé au Mexique, il a fini par être transféré au Vietnam. Une partie a été exportée aux Etats-Unis. L’acquéreur? La firme Perfectus Aluminum dont le fondateur n’est autre que le fils de Liu Zhongtian.