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Pour Erdogan, un succès stratégique
By Jérémie Berlioux, Liberation, 7 octobre 2019
Oct 8, 2019 - 9:44:31 AM

Le président turc réclamait depuis des années la mise en place d’une zone tampon, afin de contenir les forces armées kurdes à la frontière. Le revirement américain lui ouvre la possibilité d’une nouvelle offensive militaire.

Pour Erdogan, un succès stratégique

C’est une victoire sans appel pour le président turc, Recep Tayyip Erdogan. La décision de Donald Trump, dimanche soir, de retirer les soldats américains présents dans le nord de la Syrie pourrait ouvrir, dans les jours à venir, la voie à une incursion militaire de la Turquie dans la région.
«Terroristes»

Ce territoire, contrôlé par les Forces démocratiques syriennes (FDS), était jusqu’à présent sous protection des Etats-Unis, venus en 2015 prêter main-forte aux combattants kurdes et arabes locaux dans leur combat contre l’Etat islamique. Depuis la chute des derniers bastions jihadistes en début d’année, Washington, mais aussi Paris et Londres, y maintenaient près de 2 000 soldats, sanctuarisant de facto la région.

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Problème pour les chancelleries occidentales : Ankara estime que les Unités de protection du peuple (YPG), la colonne vertébrale kurde des FDS, sont la branche syrienne de la guérilla kurde du PKK, contre qui la Turquie est en guerre depuis les années 80 - un conflit qui a fait 45 000 morts. Or l’Union européenne et les Etats-Unis considèrent également cette organisation comme terroriste. Pour l’Etat turc, la constitution en Syrie d’une région autonome contrôlée par un parti frère du PKK est donc une menace existentielle. Aussi, Ankara réclame depuis plusieurs années la mise en place d’une zone tampon le long de sa frontière. Lundi, Erdogan l’a à nouveau martelé, comme il le fait depuis des semaines : «Il est absolument hors de question pour nous de tolérer encore les menaces de ces groupes terroristes.»

En décembre 2018 déjà, Ankara avait annoncé être prêt à envahir la région. Après une série de cafouillages trumpiens, les Etats-Unis et la Turquie avaient décidé cet été la constitution d’une «zone de sécurité» de 5 kilomètres de profondeur le long de la frontière, où les fortifications kurdes ont été démantelées. Insuffisant pour Erdogan, qui réclame une zone d’une trentaine de kilomètres de profondeur, entièrement sous contrôle turc. Dans cette optique, il a massé des forces devant plusieurs localités stratégiques le long de la frontière, comme Tall Abyad et Ras al-Ain, sous les caméras de médias turcs gonflés au nationalisme antikurde.
Répression

Après des semaines de menaces et de négociations pour obtenir le retrait des forces occidentales, la Turquie s’apprête donc à entrer pour la troisième fois en Syrie après avoir pris Jarablous en 2016 et Afrin en 2018. Cette dernière intervention avait entraîné la fuite de la majorité de la population kurde, remplacée par des dizaines de milliers de réfugiés arabes syriens installés par Ankara. Le kurde n’y est plus enseigné et les minorités ethniques telles que les Yézidis ont été forcées à l’exil. «Après les opérations militaires, la Turquie entend importer le modèle d’Afrin et se constituer une zone d’influence où installer des réfugiés syriens», explique Sinan Ulgen, président du think tank Edam à Istanbul.

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Confronté à une vague de racisme contre les Syriens qui traverse la Turquie depuis plusieurs mois, le gouvernement turc entend réinstaller dans le nord de la Syrie jusqu’à 2 millions de réfugiés, quitte à être accusé de nettoyage ethnique. Mais les ambitions d’Ankara dans le Nord syrien ne sont pas sans risque, notamment sur le plan intérieur.

Lors des élections municipales qui se sont tenues au printemps, l’AKP, le Parti de la justice et du développement du président Erdogan, a perdu la majorité des grandes villes. Pour plusieurs observateurs, un grand nombre d’électeurs turcs auraient sanctionné, entre autres, sa politique d’accueil des réfugiés. «Une fois les opérations militaires terminées, il va devoir convaincre des réfugiés d’aller s’installer dans la région, ce qui reste à voir», poursuit Sinan Ulgen. Par ailleurs, le coût d’une telle politique est hors de portée de l’économie turque, encore convalescente après une crise violente qui a durement éprouvé la population ces deux dernières années.

Enfin, cette opération militaire met définitivement fin aux interrogations quant à une éventuelle reprise des pourparlers de paix entre le mouvement kurde et l’Etat turc, qui s’étaient effondrés en 2015. Depuis cette date, l’armée turque pourchasse le PKK jusque dans le nord de l’Irak, tandis que les associations et le parti kurde HDP sont sous le coup d’une intense répression. En occupant une partie de la Syrie, le gouvernement turc devrait affaiblir un peu plus la guérilla kurde. «A terme, nous pourrions voir un renouveau du processus de paix. L’objectif d’Ankara est d’affaiblir le PKK et de le contraindre à une position plus désavantageuse avant de futures négociations», conclut Sinan Ulgen.



Source: Ocnus.net 2019